Elise Martin était une sacrée dame, une femme de conviction. Elle a été institutrice aux Portes-en-Ré de 1917 à 1942. Depuis le 15 septembre 2013 l’école élémentaire du village porte son nom, à l’issue d’une cérémonie émouvante qui a réuni ses descendants, les élus, et ceux et celles qui l’ont connue lorsqu’elle enseignait dans la commune.
Reportons en arrière et imaginons une jeune femme de 24 ans, née à Thou en Charente inférieure, qui débarque à l’île de Ré en 1914 avec un certificat d’aptitude pédagogique tout neuf, voyant s’accomplir ainsi son rêve de devenir institutrice.
Voici comment son fils, Claude Martin, a évoqué sa mère, en ce dimanche de fête.
« Elise Vergé que l’on honore aujourd’hui est née le 14 janvier 1890. Son prénom était Emilienne mais on l’appellera toujours Elise. Elle était la fille d’André-Adonis Vergé et de Nancy Breu. Elise sera l’aînée de huit filles. Au port de La Pallice, son père est employé du port, avec quelques autres il fonde le syndicat des dockers. Il se fera beaucoup d’amis, beaucoup d’ennemis aussi. Pour sa famille, sa vision n’est pas non plus conservatrice. Il n’a que des filles, il veut qu’elles deviennent libres et indépendantes, comme des garçons. Il veut qu’elles fassent des études. Elise Vergé est très bonne élève. Elle obtient son certificat d’études primaires, son brevet élémentaire, son brevet supérieur, puis entre à l’Ecole Normale d’Institutrices. Le 11 novembre 1914, le recteur de l’académie de Poitiers lui accorde son certificat d’aptitude pédagogique. La Grande guerre venait de commencer.
Elle est nommée à La Couarde. Elle en est déçue. L’île de Ré était une terre exotique qu’il fallait atteindre au bout de deux heures de navigation. Ce n’était pas Saint-Pierre et Miquelon, mais presque. Elle est reçue très gentiment par les instituteurs de l’école, Monsieur et Madame Turbet, qui lui faciliteront son installation. Elle entreprend alors son beau métier d’enseignante, avec la conscience professionnelle qui l’animera toute sa vie. Elle demande néanmoins son changement, car elle n’avait pas perdu l’espoir d’enseigner sur le continent. La réponse qu’elle reçut fin 1917 la décevra encore plus. Elle est nommée aux Portes-en-Ré, un village pauvre, bien plus petit que La Couarde, au-delà du phare des Baleines, au milieu des dunes et des marais salants.
Elle y est reçue, très chaleureusement, par Monsieur Jules David, qui enseigne à l’école des garçons. Il occupe aussi les fonctions de secrétaire de mairie. Fin 2017, Elise Vergé commence à s’accommoder. Elle prend possession de sa fonction de directrice de l’école des filles. Elle est logée par la commune dans l’ancienne cure, cette grande maison carré en face de l’église.
La guerre est finie. Prosper Martin, que l’on appellera toujours François, aura miraculeusement la joie de voir revenir ses trois fils indemnes. Sur ces entrefaites, Jules David, marie sa fille Etiennette. Il invite à la noce sa collègue, mademoiselle Elise Vergé. Elle y rencontre Victorien Martin qui est son cavalier. Ils tombent amoureux et se marient en avril 1920. Elle a 30 ans et lui 35. Le 21 avril 1921 naîtra leur premier enfant, Suzanne qu’on appellera toujours Suzette. Elle nous a quitté le 10 février dernier dans sa 92ème année. En 1922, la cadette d’Elise, Alice, épouse Adrien le frère cadet de son mari. En 1925, sa benjamine Odette, qu’on a toujours appelée Yvette, épouse René le benjamin de son mari. Les trois autres soeurs Vergé resteront célibataires. Trois frères mariés avec trois oeurs, de plus dans l’ordre chronologique, c’est assez rare pour être noté. Le 17 octobre 1927, Elise Martin met au monde son fils Claude qui a l’honneur de vous parler aujourd’hui.
Entre les deux guerres, les classes n’étaient pas mixtes, ça ne serait venu à l’idée de personne de mélanger les filles et les garçons. L’école des garçons était à la mairie dans l’actuelle salle des fêtes, et l’école des filles à l’emplacement de l’actuel bureau de poste. En ce temps-là, les instituteurs jouissaient d’un grand prestige. Dans la rue, les gens appelaient l’institutrice, Madame, et les messieurs lui ôtaient leurs chapeaux.
Madame Martin a maintenant beaucoup d’expérience. Elle gère les cinq niveaux de sa classe avec efficacité. Pour cela elle avait une bonne organisation intellectuelle. Pendant que les petites du cours préparatoire ânonnaient le B.A.BA et écrivaient leurs lettres en gommant jusqu’à déchirer le papier, elle avait une oreille attentive vers celles des cours élémentaires qui chantaient leurs tables de multiplications. Parfois les fillettes se souvenaient mieux de l’air que des paroles ! Pour les grandes des cours moyens, dont la dernière année se terminerait par le redouté Certificat d’Etudes primaires, c’était les fractions, les règles de trois, les dictées, les compositions françaises, trouver le nombre de piquets et d’espaces pour clôturer un champ, la contenance des baignoires qui se remplissent et qui se vident, et les trains qui se rattrapent et qui se croisent. En ce temps, la maîtresse donnait quelques notions de puériculture, apprenait à broder sur un canevas, à tricoter, à coudre. Il y avait dans le placard à fournitures une grande poupée de son qui servait de mannequin.
J’ai entendu une de ses anciennes élèves dire « Madame Martin, elle m’a tout appris ». L’Etat exigeait dans toutes les écoles que les élèves parlent et écrivent un français correct, alors que le patois était encore courant dans les familles et dans la rue.
En 1936, le Front populaire vote les congés payés. Cette conquête sociale aura un grand avenir dans l’île de Ré. Petit à petit, on va voir en été quelques « étrangers » venir passer quelques jours de vacances. Ils louaient chez l’habitant une chambre et un bout de cuisine. Curieusement, ils se baignaient à marée haute et vêtus d’un maillot, s’étendaient à la côte sur le sable qu’ils appelaient la plage ! Cela semblait un peu étrange aux habitants qui n’allaient à la côte que pour pêcher à marée basse. Dorénavant on les appellera « les baigneurs ».
Depuis quelques années déjà, Monsieur Pannier avait remplacé Monsieur Jules David ; il occupait aussi les fonctions de secrétaire de mairie. Il était enthousiaste et progressiste, il affichait publiquement des opinions de gauche. Madame Martin n’approuvait pas son prosélytisme politique. Pour elle, un instituteur devait rester neutre dans son comportement. Néanmoins elle était très attachée aux principes de la laïcité pour l’école publique. Elle affirmait que l’enseignement, dispensé dans un Etat démocratique, ne devait prôner aucune religion mais au contraire les respecter toutes.
C’est alors qu’une bombe est tombée sur notre petit village. Un jour, venant de Vendée, Monsieur le curé Vredon a débarqué dans la paroisse des Portes. Le curé Veurdon disaient les gens, qui avaient l’habitude en patois d’intervertir les lettres… Il s’est imposé aussitôt auprès de la moitié catholique de la population et a déclaré la guerre sainte à l’autre moitié. J’ai constaté les conséquences de ses sermons. Des camarades, avec qui je jouais sans problème le jeudi ou le soir après la classe, ne jouaient plus avec moi. Les petites filles et les jeunes filles rasaient les murs, la tête baissée, cachant leurs cheveux sous le voile bleu pâle des Enfants de Marie. Monsieur Pannier n’était pas en reste, il hissait à la mairie un drapeau rouge et les discussions s’envenimaient. Mes parents, qui étaient des gens pacifiques, ne participaient pas aux querelles et m’ordonnaient de ne pas m’en mêler.
Pourtant Madame Martin a commencé à se scandaliser quand certaines de ses élèves abandonnèrent la classe vers 16 heures au lieu de 16h30. Monsieur le curé ayant décidé de donner les cours de catéchisme à cette heure-là. Monsieur Pannier ayant été nommé à un nouveau poste sur le continent, Monsieur le curé Vredon paraissait avoir gagné la beurre ! Peu de temps après l’évêque de la Rochelle le transféra dans une paroisse de sa Vendée natale et la guerre de religion s’apaisa rapidement. Le village retrouva sa tranquillité et ses petites querelles habituelles.
Le pire allait venir, que personne n’aurait pu imaginer : la guerre. En 1939, c’est la mobilisation générale. La France et l’Allemagne entrent en guerre, la déroute de notre armée est générale. Le maréchal Pétain signe la capitulation et devient chef d’Etat. Nous sommes en 1942, la propagande d’Etat est omniprésente, la population est surveillée, espionnée, dénoncée, déportée. Dans les écoles on doit apprendre la chanson « Maréchal nous voilà ». Dans chaque classe, on doit accrocher un grand portrait du Maréchal.
Ce portrait est-il resté un peu trop longtemps dans le placard aux fournitures ? Elise Martin reçut une lettre de l’Académie de Poitiers qui lui apprit sa révocation définitive de l’Education nationale. Elle demanda des explications à l’inspecteur d’Académie qui lui répondit que c’était un ordre du gouvernement. Les Martin déménagent alors dans la vieille maison de famille, rue du Gros-Jonc, où il faudra bien que la vie reprenne son cours jusqu’à la fin de la guerre en 1945. A la Libération, les Français règlent leurs comptes, certains ont fait le bon choix, d’autres le mauvais. Parfois certaines injustices sont réparées. La révocation d’Elise Martin est annulée. Elle retrouve alors tous ses droits, ses salaires confisqués, ses années d’ancienneté. On lui propose même de reprendre sa classe. C’et malheureusement trop tard. Elise Martin a maintenant 55 ans, elle doit faire valoir ses droits à une retraite, finalement bien méritée.
Elle restera aux Portes jusqu’à la mort de son époux, survenue en 1962. Puis elle rejoindra à Paris ses soeurs survivantes. Elle nous a quitté définitivement le 2 mai 1980, à l’âge de 90 ans. Elle repose en paix au cimetière des Portes-en-Ré ».
L’idée que l’école du village porte le nom de cette dame, et de rendre hommage à son courage et son professionnalisme, avait germé dans l’esprit des équipes municipales depuis fort longtemps. Son fils Claude Martin a d’ailleurs participé à l’élaboration de certains chapitres du livre « Les Portes et le ressac du temps », publié en 2005, duquel il m’a été autorisé d’extraire deux photos de classes de collection personnelle, publiées ici.
Le maire Christian Bourgne a souligné » combien, à l’époque, il fallait oser pour faire ce qu’elle a fait. Les femmes n’avaient pas la parole. Elles ont commencé à voter en 1945 lors des municipales, et il a fallu attendre 1946 pour que l’égalité des femmes soit inscrite dans la Constitution ».