« Notre grand-père était un homme simple et discret qui n’a jamais recherché la gloire. Il aurait sans doute été un peu embarrassé de se retrouver parmi nous au moment ou un tel honneur lui est rendu. Pourtant, ayant partagé plus de quatre décennies de sa vie au gré de ses récits et de ses anecdotes, nous pouvons aujourd’hui témoigner de ce qui l’amena à devenir l’historien de l’île de Ré…
Héritier d’une longue lignée rétaise de sauniers et d’agriculteurs établis sur le pourtour du Fier d’Ars depuis plus d’un demi-millénaire, Pierre Tardy naît le 26 avril 1908, rue de la Cure aux Portes-en-Ré ».
C’est ainsi que s’est exprimé Frédéric Tardy, petit-fils de Pierre Tardy lors de l’hommage rendu à son grand-père, dimanche 15 septembre aux Portes-en-Ré. Depuis cette matinée d’automne, la bibliothèque du village porte son nom.
A la fois un grand monsieur et un grand historien ont été honorés.
« Pierre étudiera donc, même si l’argent manque à la maison pour cela. C’est la fin de la période où il vit avec ses parents : après avoir brillamment obtenu son certificat d’étude à Saint-Martin de Ré, il va continuer durant les sept années qui vont suivre, d’abord à La Rochelle à l’Ecole Normale d’Instituteur, il y sera reçu 3ème au concours d’entrée, puis une fois instituteur, à Paris à l’Ecole Supérieure des Arts Décoratifs, rue d’Ulm.
Il y suivra les cours durant quatre ans et travaillera dans les ateliers de Chadel et Auber -art industriel-, Niclausse -sculpture -, Jaulmes -Peinture Décorative-. C’est là qu’il rencontrera Roger Gounot, qui deviendra l’ami d’une vie, initiant de façon singulière, une amitié qui allait perdurer trois générations après eux. En 1931, les deux amis obtiennent, ex-aequo, le 1er prix du prestigieux Concours en Loges des Arts Déco. En octobre 1932, ils sont reçus tous les deux au concours décernant le Certificat d’Aptitude 2e degré, degré supérieur Professeur de Lycée. Il n’y a à l’époque que deux lycées en Charente-Maritime, habilités à offrir un poste à des professeurs de ce niveau. Roger sera professeur puis Conservateur au Puy-en-Velay. Pierre quant à lui, cherchant à se rapprocher de l’Ile de ses ancêtres, obtient un poste de professeur de dessin à Rochefort, au lycée Pierre Loti. Il se marie avec Germaine Lefort, qu’il a rencontré à La Rochelle alors qu’il préparait le concours de l’Ecole Normale. Pierre Tardy a maintenant 23 ans.
Lorsque la guerre éclate, Pierre est mobilisé au 12e Régiment de Tirailleurs Sénégalais à La Rochelle. Le colonel du régiment cherche un dessinateur, il est affecté au bureau de l’Etat Major pour dessiner cartes, plans de feux, travaux de fortifications sur la frontière belge…
Du nord au sud il traverse dès lors la France, essentiellement à pied, partageant les épreuves de ce régiment qui se bat à l’arrière-garde pour ralentir l’avancée allemande. Lorsque l’Armistice est enfin signée, Pierre est cité à l’ordre du Régiment et décoré de la Croix de guerre. L’occupation et son cortège de privations et de drames passent. La guerre enfin terminée, Pierre retourne au lycée de Rochefort et la vie s’installe peu à peu dans une agréable routine.
C’est alors qu’un événement insignifiant va changer le cours de ses activités. Il hérite à la fin de la guerre, d’un petit cahier de généalogie d’un cousin Tardy de son grand-père, qui avait réuni au fil de ses pages, une quantité importante de données généalogiques sur notre famille. Ce fut le point de départ d’une trentaine d’années de recherches acharnées où Pierre écumera, avec une rigueur scientifique, toutes les sources d’information disponibles à cette époque afin de vérifier et recouper les informations contenues dans ce cahier, puis d’approfondir et d’étendre l’oeuvre entreprise par son aïeul. Peu à peu, il réunira ainsi de sa belle calligraphie, les fruits d’un travail gigantesque dans un manuscrit en trois volumes qui constitueront l’un des éléments majeurs de son héritage.
Naturellement dans cette entreprise, il sera amené à déchiffrer régulièrement au cours de ses recherches des textes anciens souvent ardus. Grâce à ce nouveau talent en paléographie, qu’il finira par maîtriser de façon experte, il appréhendera de plus en plus finement au travers les textes anciens qu’il étudie, la vie et l’univers de ses ancêtres. Peu à peu, les pièces historiques, économiques, commerciales, culturelles, humaines, technologiques, géologiques, d’un puzzle immense, vont se mettre en place, apportant à cet esprit curieux de tout, la vision globale indispensable à la véritable compréhension de ses racines, et de ce que fut vraiment son île à travers les âges.
C’est donc, semble-t-il, en partie par le biais de la généalogie qu’il fut amené à élargir progressivement ses centres d’intérêts et qu’il devint érudit dans tout ce qui touchait de près ou de loin à son île. Parallèlement à ses activités d’historien, il se rend encore régulièrement pendant ses vacances dans les marais entre Ars et Les Portes, seul ou avec son ami Roger Gounot, où il poursuit son œuvre de peintre témoignant de l’évolution du paysage au cours du XXe siecle.
A sa retraite en 1968, Pierre revient habiter aux Portes où, après le remembrement, il a fait bâtir une maison rue des Peupliers. Il peint encore un peu, initie ses petits-enfants à l’archéologie, à l’histoire de l’Ile de Ré et à la reconnaissance des outils en silex taillés qui abondent dans la région des Portes, et des tessons de poterie préhistorique et gallo-romaine. Mais surtout il se focalise désormais de plus en plus sur les recherches ayant trait à l’histoire de son île, régulièrement aidé dans cette tâche par Jacques Boucard qui dirige Les Cahiers de la Mémoire. Ce dernier lui fait notamment souvent parvenir des photocopies agrandies de documents des Archives Nationales potentiellement prometteuses mais nécessitant des talents de paléographe averti pour livrer leurs secrets.
En une trentaine d’années, Pierre Tardy va nous faire découvrir l’histoire de son île sous toutes ses facettes au travers plus d’une centaine d’articles, ainsi que de plusieurs livres, qu’il écrit seul ou en collaboration et illustre par ses croquis. Il va atteindre progressivement une notoriété dépassant nos frontières. C’est ainsi par exemple qu’il découvre en collaboration avec le pasteur Stein-Schneider des Etats Unis, la filiation directe d’un huguenot rétais de la Flotte, Nicolas Martiau, avec l’illustre Georges Washington !
Peu à peu se développe une abondante correspondance avec des étrangers, principalement des ressortissants du Nouveau monde, à la recherche de leurs racines. Plusieurs feront même le voyage jusqu’aux Portes-en-Ré pour le rencontrer.
Plus localement, il participe régulièrement au Bulletin des Amis de l’île de Ré, écrit pour des publications à vocation touristiques ou municipales des Portes. Mais surtout, il collabore de façon quasi systématique à une revue trimestrielle d’art et traditions populaires, d’archéologie et d’histoire, « Les Cahiers de la Mémoire ». Elle est éditée par le Groupement des Etudes Rétaises, et réunit des études approfondies traitant de sujets liés à l’île comme « La construction des écluses à poissons », « Les insulaires et la défense de leur île », « Le bagne », « Les naufrageurs », « Les Rétais et le nouveau monde »… et bien d’autres.
Enfin, il écrit ou participe à des ouvrages sur l’île de Ré comme «Ré une terre à fleur d’eau», «Ré d’île en presqu’île», « Les Portes et le ressac du temps », «Le pain des sauniers». En traversant la quasi-totalité du XXe siècle, cet esprit curieux et méthodique aura été le témoin attentif et souvent l’acteur de la métamorphose profonde du monde et de l’Humanité. Il aura vécu la transition brutale entre le paisible mode de vie séculaire de ses aïeux et celui trépidant ayant conduit à la conquête spatiale. Il aura vu l’apparition du chemin de fer, de l’automobile, de l’aviation, du cinéma, de l’électricité, de la radio, du téléphone et d’internet, assisté aux premiers pas de l’homme sur la lune, et aux prodigieux progrès de la médecine moderne. Mais il aura vu aussi les empires coloniaux se défaire, l’apparition des nouvelles superpuissances, les guerres embraser le monde, comme il aura été le témoin désabusé de l’exploitation avide et irraisonnée des ressources dont notre avenir dépend.
Un esprit aussi curieux ne pouvait que vivre intensément une telle époque charnière et témoigner. Pourtant plus que tout, tout au long de sa vie, l’aura passionné la terre de ses ancêtres. Pierre Tardy s’éteindra à l’aube de sa 100e année, le 11 mai 2007, laissant à la postérité une œuvre iconographique et littéraire considérable et au travers une approche très éclectique, étonnemment cohérente ».
J’ai eu la chance de rencontrer cet homme érudit, d’une simplicité incroyable. Il était à la fin de sa vie, j’étais jeune apprentie journaliste, c’était en 2006. Je suis allée l’interviewer à la maison de retraite d’Ars-en-Ré, j’écrivais mon tout premier article pour le Tambour d’Ars, au sujet de la place de la Chapelle. Il était fatigué cependant son esprit était vif, rempli de formidables souvenirs, d’une précision étonnante et déconcertante. Il a dessiné sur un bout de papier pour m’expliquer le nom de cette place, il m’a conseillé d’aller consulter les Archives de La Rochelle car je n’avais pas toutes les réponses à mes questions, il m’a donné des pistes de recherches. J’en suis restée là…