Au pied de la vieille digue maçonnée de la Loge du Guet, à Ars, une curiosité s’est dévoilée sur l’estran. Comme une sorte de chemin de pierres. Sa forme arrondie m’a intriguée ainsi que la personne qui me l’a montrée, et d’autant plus que ce chemin part en direction de la digue.
Il est proche de l’écluse à poissons Foirouse, mais il n’en fait pas partie. La chef d’écluse me l’a confirmé, elle même intéressée par la découverte de ce chemin qu’elle n’avait jamais aperçu.
Outre sa présence, sa direction révèle une autre étrangeté : il se termine au point de fragilité de la digue, là où la houle tape et casse le pied de l’ouvrage.
C’est quoi ce chemin ? Autrefois y avait-il là un passage pour les charrettes ? La digue a t-elle été construite ultérieurement autour d’un accès à la mer ? Puis comblée à cet endroit en faisant rejoindre deux bouts de levées de terre ? Ce qui pourrait expliquer sa vulnérabilité…
J’ai fait part de mes interrogations à Jacques Boucard, historien de l’île de Ré. Il est allé sur place. Voici ses réponses, étayées et illustrées. Merci Jacques de nous en apprendre un peu plus, à propos du patrimoine rétais !
« L’étude de ce secteur est particulièrement délicate car, jusqu’à la Révolution, nous ne possédons plus d’archives concernant l’ancien canton nord, ni sur Ré, ni à l’abbaye de Saint-Michel-en-l’Herm, propriétaires des îles d’Ars, des Portes et de Loix. Guerres de religions, puis période révolutionnaire ont eu raison de tous les documents papiers conservés depuis des siècles.
Dans ce contexte, l’étude de la mémoire du sol relève d’une véritable gageure, d’autant plus qu’il est impossible d’effectuer la moindre datation.
Le décor : D’un procès entre les religieux de Saint-Michel-en-l’Herm et le seigneur de Ré, en 1472, au sujet de la frontière commune entre leurs deux seigneuries au sujet des espaces gagnées sur la mer, il apparaît que le chemin « par lequel on va à pié » de La Couarde et Ars « sans passer par la mer » est encore « de mémoire de vivans, parfoiz et par grosses marées » coupé par la mer.
Dans la seconde moitié du XVe siècle, on peut donc aller à pied de La Couarde à Ars, mais le chemin est encore coupé par fortes marées. Avant cette date, le passage devait se faire par mer ou, à pied, seulement à marée basse.
Dans le secteur, des marais existent au Boutillon (prise du Boutillon n° 28 sur la carte) en 1495 et peut être avant. De même, la prise du Martray (à l’ouest du Fort, n° 26), la prise de la Maison Neuve (25), la prise de la Prée (24), devaient exister à cette époque, même si nous ne les trouvons que dans des enquêtes plus récentes.
De même, nous connaissons deux moulins à marée dans le secteur : le moulin du Martray et celui du port d’Ars. En existait-il un autre aussi au fond du chenal des Gâtines (prolongé par le chenal de la Prée) ? Cette hypothèse n’est pas absurde, mais nous n’en avons trouvé aucune mention écrite. Si un tel moulin a existé, il avait disparu au XVe siècle.
Les structures : Sur place, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas une seule structure, mais trois légèrement enchevêtrées et pouvant donner l’illusion d’un seul ensemble, ajoute Jacques.
- À l’Ouest, un ensemble de pierres contiguës, posées verticalement, de chant, sur deux mètres environ.
- À coté, vers l’Est, un ensemble de pierres contiguës, posées horizontalement, sur deux à trois mètres environ.
- À l’extrémité Est, deux rangs de pierres contiguës espacées d’un mètre environ, posées verticalement, de chant, sur quelques mètres.
STRUCTURE N° 1 : Même si à première vue on pourrait penser qu’il s’agit de la base d’une écluse, je ne pense pas que ce soit le cas. Les pierres utilisées, contrairement à un mur d’écluse, ne sont pas des pierres « trois coins » (en triangle) et la dimension de l’arrondi exclue toute construction d’écluse. Par contre, la construction est soignée et bien orientée pour résister à de la houle ou au clapot.
Je pencherai plutôt pour un « abot » (ou « haboteau », petit abot). Voici la définition qu’en donne Pierre Tardy : petit vivier submersible à marée haute, situé dans une conche, un chenal, le long d’une levée (« bot » en poitevin) et destiné à l’élevage de mollusques comestibles, surtout des huîtres.
Bien entendu, les abots n’étaient pas construits devant une digue (coté mer), mais dans un chenal ou derrière la digue donc un peu protégé, mais en contact avec la mer puisque submersible.
Comme les seigneurs, les propriétaires de marais salants ont exigé que leurs sauniers entretiennent des abots et les fournissent en huîtres. Ainsi, dans un bail de 1760, le Collège Mazarin s’était réservé deux « habots » pour y garder des huîtres, à la charge du saunier de l’entretenir.
Dimensions, soin dans la construction, proximité de la mer…, je crois que ces éléments plaident pour un « abot », ou un « aboteau ». STRUCTURE N° 2 : On a des pierres jointes, posées horizontalement, c’est incontestablement la base d’une digue ancienne, bien entendu impossible à dater.
La digue du XIXe siècle, qui existe encore, ne correspond pas forcément exactement à l’emplacement des digues antérieures. Ainsi, un peu plus à l’Est, vers la loge du douanier, on voit nettement sur l’estran, à une dizaine de mètres devant la digue, des traces de bri indiquant qu’à une certaine époque les marais s’étendaient en avant de la digue actuelle.
De même, on a une trace de bri, de glaise, à droite sur la photo de la structure n° 3.
STRUCTURE N° 3 : J’hésite, dit Jacques. « On pourrait penser à la limite extérieure d’un mur, mais si on regarde la position des pierres de la structure à gauche, elles sont parfaitement alignées à droite !
On serait donc, plutôt, sur un parement extérieur de digue (?) ou d’abot. Les pierres de gauche délimitant soit une structure antérieure qui aurait été remplacée par celle de gauche, soit un pas, une descente à la mer » conclut-il.
Le sable, ça va ça vient. Deux semaines se sont écoulés entre les photos que j’ai prises, il n’y avait alors que des galets, et celles prises par Jacques Boucard, où l’on peut constater que le sable a déjà quelque peu recouvert ce que j’ai appelé un chemin de pierres. Déjà, l’estran n’est plus le même.
Mon questionnement ne s’est pas arrêté là. Alors que les travaux de colmatage de la digue de la Loge du Guet se poursuivaient dans l’urgence, sous le vieil ouvrage, une longue barre de bois est apparue horizontalement. Elle ressemblait à ces tuyaux de bois creux que les sauniers trouvent parfois dans leurs marais, lorsqu’ils les remettent en état après une très très longue inactivité. Les Anciens les utilisaient pour faire circuler l’eau, quand le plastique n’existait pas…
Jacques, c’est quoi ça encore ? Les Anciens employaient-ils du bois pour conforter leurs levées de terre ?
Voici son explication :
« L’utilisation de renforts en bois dans les digues (et les levées), du moins dans les parties fragiles, était chose courante. Néanmoins la pénurie de bois sur l’île devait inciter à l’économie et on ne devait utiliser cette méthode de renfort que de façon parcimonieuse.
Par contre difficile de dire d’où venait ce madrier. Peut être de la Maison Neuve (appelée aussi Petit-Martray) qui a existé au XVIIe siècle, mais a été rapidement détruite. Elle se trouvait au niveau de l’établissement ostréicole situé au nord de la départementale, en face le pas de la Loge du Guet ».
Merci encore pour tous ces éclaircissements.
Aujourd’hui la digue est recouverte de béton, on ne voit plus la poutre. Ré-TP a dû combler les trous. L’urgence s’imposait, avec le coup de vent et les forts coefficients de marée qui s’annonçaient. La vieille digue maçonnée menaçait d’être transpercée par la mer, tant elle est fragile et creuse à l’intérieur. Et la mer pouvait traverser la route… Si un jour, cette digue est refaite, elle nous en livrera peut-être un peu plus.
Et puis il y a aussi les mots qui parlent d’eux-mêmes. La Loge du Guet. Le lieu-dit s’écrit-il avec ou sans T, à la fin ? Certains l’écrivent La Loge du Gué. Un gué c’est un passage… Un guet, c’est là que l’on pouvait observer l’estran… Allez savoir !
L’estran et les vieilles digues de l’île de Ré n’ont pas fini de nous conter tous leurs petits secrets.