Il y a fort longtemps une usine d’engrais marin a existé à Saint-Clément des Baleines. Elle aurait fonctionné de 1901 à 1914.
Deux témoignages visuels en subsistent :
- Une bâche-enseigne publicitaire, non datée et non signée. Elle vient d’être restaurée. Depuis quelques jours, le musée Ernest Cognacq de Saint-Martin l’a accrochée dans sa collection permanente.
- Allez vous balader du côté du Canot de Sauvetage et ouvrez l’oeil. Quelques vestiges de cette usine sont encore vivaces : traces de bâti, briquettes rouges.
A ce propos, j’ai interrogé Jacques Boucard, historien, qui a co-écrit l’ouvrage : Histoire de l’île de Ré.
Voici sa réponse à propos de cette usine : « Dans ce secteur, il a existé plusieurs usines qui, toutes, ont eu une existence plus ou moins éphémère. De ce fait, les archives sont très pauvres, voire inexistantes. Même l’enquête de salubrité obligatoire depuis 1838 (enquête commodo et incommodo) ne laisse que peu de traces dans les dossiers des archives départementales : dossiers inexistants ou très partiels… Par exemple aucun dossier aux archives départementales sur l’usine d’iode et d’engrais ».
Dans son livre, quelques phrases mentionnent son existence :
« Chemin de fer : en 1901, construction d’un court embranchement qui atteint une usine d’iode qui traite des algues….Varech expédié à l’usine d’iode des Baleines… L’usine d’iode cesse sa production en 1915 (détails) et celle d’engrais ferme vers 1913 ».
En outre Jacques Boucard ajoute un commentaire : « Par contre, on ignore si la fabrication de l’iode n’a pas repris entre les deux guerres. L’alambic utilisé pour l’extraction de l’iode a été démonté et transporté à Sainte-Marie où il a servi pour la distillation de vins. Les batiments ont été rasés en 1940/1941 par l’armée allemande ».
André Dietrich, collectionneur passionné de photos et de cartes postales de l’île de Ré, détient une preuve de l’existence de ce type d’usine, et de la présence importante de varech à Saint-Clément. Il a gentiment accepté de me les confier pour ce post. Merci André.
Les algues étaient une manne naturelle prisée des Rétais. Sart, varech = engrais, iode et soude.
Lors de la reconstruction de la digue des Baleines, nous avons pu constater de visu combien ces algues sont prégnantes !
Germaine Mailhé, dans son livre « Evénements remarquables de la vie rétaise », édité au milieu du siècle dernier, écrit poétiquement :
« Parmi toutes les plantes enlacées que rejette la mer, on trouve des algues dont le seul nom est un enchantement : les rubans qui sont la zostère marine, l’ulve palmée qu’on appelle encore palme de feu et qu’on mange sous le nom de laitue de mer quand elle est verte, les flammes violettes, les panaches cramoisis, l’ulve aux yeux d’argent ou ulve queue de paon, le goémon, les fucus, les laminaires. Certaines abondent en des coins privilégiés, particulièrement sur les rochers des Baleines, comme les goémons et les laminaires les plus riches en iode et en soude, les plus fertilisants. Le sud de l’île en est presque totalement dépourvu.
« Dans l’île, le sart a toujours servi à engraisser la terre. Parmi les nombreuses algues de la Pointe de Baleines se trouve le fucus crispus, dit petit sart. C’est avec lui que les Rétais d’autrefois préparaient la lessive : ils le brulait et en gardait la cendre particulièrement fine et riche en soude. Des fours à soude s’installèrent un peu partout…. près du sémaphore, entre le phare des Baleines et le pas du Réveil ; le plus important fut établi à la Grande Salle. Il subsista plus longtemps que les autres, parce qu’on y recueillait aussi l’iode des algues ».
Le hasard existe-il ? En tout cas, il fait incroyablement bien les choses.
Sa fille, Line Mailhé, artiste-peintre, a eu entre les mains la fameuse bâche-enseigne de l’usine de Saint-Clément. Elle raconte : « Il y a une quarantaine d’années, un Villageois (de St Clément) m’a dit : veux-tu la prendre, sinon je la mets au bourrier ? Lui même l’avait trouvée à la décharge. Bien évidemment je dis oui, je la pose sur un drap dans lequel je la roule soigneusement pour la conserver, car en très mauvais état. Je me proposais alors de la restaurer moi-même dans un avenir lointain. Je l’ai trimballée de maison en maison, au gré de mes déménagements. Elle présentait un intérêt majeur, car unique. Elle est la seule trace que nous avons de cette usine à engrais marin.
Elle était remarquablement peinte, quoique naïve : les yeux du cheval et du boeuf sont représentés comme des yeux humains.
Il y a un peu plus de deux ans, je l’ai donnée au musée, en espérant la conservation de cette pièce. On pourrait croire qu’elle a été coupée avec des ciseaux. La toile était brûlée par le temps. Les tissus finissent par cuire et se déchirer à angle droit dans les pliures les plus faibles ».
Ah oui, la bâche avait du vécu ! Elle était très altérée. Elle présentait d’importantes lacunes de toile, notamment des trous aux bords irréguliers ainsi que des découpes franches. En outre, elle était totalement déformée et froissée.
Voici l’enseigne « Avant ».
L’équipe du musée Ernest Cognacq a confié le travail de restauration à Pascale Brenelli-Poitevin, dont l’atelier est installé à Loix, en binôme avec Christian Morin, restaurateur des supports toile, à Bergerac.
La première expertise nous éclaire sur l’usage de cette enseigne. Cependant elle apporte son lot de questionnements.
- L’enseigne mesure 160 X 183 cm.
- C’est une toile de coton, fine, serrée et cassante. Elle est composée de trois lés horizontaux, assemblés par de fines coutures à surjets roulés. La pièce de tissu du bas est légèrement écrue alors que les deux du dessus sont blanches. Ces morceaux de tissus étaient-ils de la récupération ?
- Le bord inférieur présente un large ourlet qui forme une gaine. Peut-être pour y intégrer une barre de lestage ?
- La toile est peinte à l’huile. Sa surface n’est pas vernie. Le recto et le verso sont couverts d’une couche de fond, gris bleu.
- Elle présente des plis, des écailles, des taches, des salissures, des ruptures du tissu oxydé et d’importantes lacunes. En outre, elle est déformée.
- Des traces de cloutage peuvent laisser penser que l’enseigne était montée sur un fond ou sur un présentoir découpé à ce format.
- Il semblerait que plusieurs types de semences ont été employés (rondes et carrées) et que plusieurs cloutages se sont succédé. Elle a pu être aussi en partie suspendue et flotter en partie basse. Etait-elle utilisée en présentation sur des stands de comices agricoles ? La toile a t-elle été déchirée lors de ses ré-utilisations ?
- Des incisions prennent naissance sur des trous de semence. Des arrachages seraient-ils être survenus lors d’un démontage de l’enseigne ?
« Nous ne savons pas où elle était placée dans l’usine. Elle devait être installée dans une partie protégée, à l’intérieur, ou tout du moins à l’abri des intempéries, sinon elle aurait été encore plus abîmée. Aucun document photographique montrant le montage et la présentation de l’enseigne n’a été retrouvé à ce jour » regrette Pascale Brenelli-Poitevin.
Un appel à documents est lancé. Pour en savoir plus sur cette enseigne, des photos, en situation, prises sur place, existent peut-être dans les tiroirs des familles de l’île de Ré ?
Au terme de plusieurs mois d’interventions, la voici suspendue par deux chaînes, dans les rails du plafond du musée.
Elle a été officiellement présentée le 9 décembre à l’association des Amis du Musée Ernest Cognac (AAMEC) dont les adhérents ont financé sa restauration.
« C’est la restauration la plus importante que les Amis du Musée ont soutenue. A la demande de Julia Dumoulin-Rulié, directrice du musée. comme toujours l’association répond présente, puisque c’est l’objet même de ses statuts. Le sujet est original, il ne fallait pas manquer une telle occasion ! » souligne Nanou de Bournonville, présidente de l’AAMEC.
Lorsque Pascale Brenelli vous fait rentrer dans les coulisses de la restauration, vous vous apercevez de l’ampleur de la tâche.
La rénovation a été opérée en trois temps. Il a fallu tout d’abord stabiliser le support et la couche picturale. Puis mettre l’enseigne en état de présentation, en tenant compte de son caractère documentaire et historique. Et ensuite trouver une solution pour combler les lacunes et mettre au ton, sans restitution complète des éléments du décor.
Gants blancs obligatoires ! La dame est âgée, elle a besoin d’être ménagée.
Afin que l’enseigne retrouve de la plasticité et une forme plate, cinq fois elle a été passée sur une table spéciale à basse pression, en projetant de de la chaleur et de la brume d’eau.
Puis les déchirures ont été reprises. Elles ont été collées fils à fils, parfois des fils de coton ont dû être introduits pour combler des manques. Dans les lacunes le restaurateur à posé des incrustations de coton de la même contexture que la toile initiale.
La couche picturale a été ensuite été décrassée à l’eau déminéralisée pour retirer les salissures superficielles : « Elle a pratiquement retrouvé un aspect originel. Les couleurs sont étonnamment vives pour un objet de cette époque là « constate Pascale Brenelli.
Une fois le travail de Christian Morin terminé, place à la restauratrice de Loix. De concert avec l’équipe du musée, il a été décidé de conserver le caractère usé qui atteste du vécu de l’enseigne.
Pour reconstituer les décors, elle a choisi la technique de pointillisme. Ce sont des petits points de couleurs juxtaposés, jusqu’à l’obtention optique de la couleur originale environnante.
Après plusieurs essais de traitement, Pascale Brenelli a opté pour l’aquarelle en tube comme médium de retouche. « Ce choix est basé sur une parfaire réversibilité, une facilité de mise en oeuvre, sa non toxicité et son aspect final mat » précise t-elle.
Les motifs originaux ont été reconstitués en suivant la continuité de leur forme. Face à la tête de boeuf, la tête du cheval a été recréée, à partir de ce qui en restait, afin de restituer une lecture d’ensemble cohérente.
Les cornes d’abondance et les épis de blés ont un relief incroyable !
Dans le coin droit, en bas, il y a même un coq.
Le dos de l’enseigne a également subi un traitement. Compte tenu des nombreuses lacunes de départ, il a dû être consolidé avec des patchs en non-tissé. Le haut a été renforcé par un médium de peuplier pour faciliter l’aplomb de la suspension.
« L’objet en soi est unique et assez extraordinaire. Le travail avec l’équipe de restauration a été de grande qualité. C’était un challenge pour conserver à la fois les qualités ethnographiques de l’enseigne et sa lisibilité, tout en révélant sa valeur esthétique » souligne Julia Dumoulin-Rulié., directrice du musée Ernest-Cognacq.
L’enseigne est désormais présentée comme elle a pu l’être autrefois.
Une enseigne entre mer et terre… La voir ainsi ressuscitée est époustouflant. Bravo !